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SEO, SEA, mécanisme et théorie des jeux

Aujourd’hui, je vais vous évoquer un sujet à la fois beaucoup plus conceptuel que d’habitude, mais pourtant très important puisqu’il s’agit du sujet de la relation entre le SEO et le SEA au niveau du moteur, et des choix stratégiques que cela impose dans une stratégie de SEM (Search Engine Marketing).

Je n’apprendrais rien à personne en disant que le trafic moteur peut venir de plusieurs verticales. Chaque professionnel de la visibilité web ayant la tête dans le guidon, il a souvent le défaut de croire que sa verticale est la plus importante (quand on est un marteau, on ne voit que des clous), et surtout il aura tendance à négliger l’impact d’une verticale sur l’autre. Cet article a pour but d’évoquer cette relation complexe, et offre quelques pistes de réflexion. Le sujet est potentiellement riche, mais paradoxalement peu étudié. Il y a une petite littérature scientifique sur le sujet, à l’interface entre la théorie des jeux, les algos du web et le marketing. En aucune manière je ne fais le tour complet de la question, et pour les aspects techniques soit il faut me croire sur parole soit il faut aller lire les références.

Le moteur de recherche en tant que mécanisme

Si vous avez suivi un de nos exposés ou une de nos récentes formations (coté Frères Peyronnet), vous avez déjà eu le droit à quelques minutes sur la notion de mécanisme chère à mon coeur. Cette notion ne vient pas de nul part, mais de ce que l’on appelle en anglais le « mechanism design » (design des mécanismes d’incitation en français – traduction un peu bancale cependant). Le domaine du mechanism design est à cheval sur la théorie des jeux et l’économie, et plus récemment l’algorithmique, pour d’évidentes raisons (la plupart des « ALGORITHMES » quand on en parle sur les réseaux, c’est en fait du mechanism design). On parle de mécanisme quand on a un jeu à information privée entre ce que l’on appelle des agents. Un agent principal fait tourner un mécanisme qui peut donner un gain variable à des agents secondaires. Chaque agent secondaire peut tricher, mentir, pour faire croire qu’ils mérite un meilleur gain (ou que ces petits camarades méritent moins). L’agent principal vise lui à dévoiler les informations privées des agents secondaires, pour mieux remplir ses propres objectifs.
Vous avez peut-être compris où je veux en venir ? vous remplacez « agent principal » par « moteur de recherche », « agent secondaire » par « site web », « agent secondaire qui triche » par « site web avec SEO », et « gains » par « €€€ » et vous arrivez dans un contexte que vous maitrisez parfaitement 😉
L’objectif de chacun des acteurs est de maximiser son objectif, souvent un objectif de gain. La notion clé, comme souvent en théorie des jeux, est celle de l’équilibre. On va viser à atteindre un état où personne n’a intérêt à tenter de tricher, car à changer son comportement on serait nécessairement perdant. L’agent principal va lui passer sa vie à essayer de pousser (inciter) les agents secondaires à se comporter de la manière qui l’arrange le mieux. En pratique atteindre un état stable est complexe, on le voit d’ailleurs assez bien dans toutes les tentatives de mise en place de tels mécanisme dans la réalité.

L’écosystème du SEO et SEA

Dans l’écosystème du moteur il y a 3 agents ou acteurs :

  1. Le moteur lui-même. Il va mettre en avant des résultats organiques et des résultats sponsorisés. Pour les premier il va utiliser des algorithmes qui sont basés sur des signaux techniques principalement (mais pas que) calculés au niveau des sites. Pour le deuxième un système d’enchère sera utilisé. Mais ATTENTION : la capacité du moteur a fixer l’enchère minimal lui permet de manipuler allégrement le mécanisme de pricing des ads.
  2. Les sites en eux-même, ils peuvent être annonceurs ou juste viser le trafic organique. Ils peuvent faire du SEO. Ils sont en compétition entre eux pour avoir le plus de reach possible vers les internautes.
  3. Les internautes, ils visent à obtenir les meilleurs sites, c’est-à-dire ceux qui remplissent leurs besoins informationnels.

Vous remarquerez que pour l’instant je fixe un écosystème où il y a un seul moteur, nous parlerons du cas d’un environnement à plusieurs moteurs un peu plus loin dans l’article. Nous allons maintenant voir quelques conclusions des articles que vous pouvez trouver en référence de ce billet, avec mes explications. Je ne mets aucun détail technique, les preuves mathématiques issues de la théorie des jeux dépassant le cadre de ce billet.

Le SEO dans un monde sans SEA

Quand il n’y a pas de SEA, donc pas de publicités sur le moteur, ce qui compte pour le moteur comme pour les utilisateurs c’est d’avoir les meilleures résultats organiques possibles. Pour les sites, ce qui compte c’est de capter le plus de valeur en donnant le plus de satisfaction. Globalement dans un monde sans SEA, tout est simple (voir la référence [1]) : les utilisateurs veulent des bons résultats organiques, le moteur veut des bons résultats organiques, et les sites vont essayer de fournir les meilleurs résultats possibles. Le SEO « parasitaire » (oui je n’ose pas dire les spammeurs) sera activement pénalisé par le moteur, mais aussi très rapidement sorti par l’écosystème pour lequel il n’est pas utile. Le SEO « positif » sera indispensable et florissant. Mais ce monde sans SEA n’existe pas… Il ne sert que de baseline pour la comparaison à la jungle de la réalité des moteurs.

La jungle ? Plutôt le far west du SEO et SEA

Assez étonnamment, la présence de liens sponsorisés (la pub) va accentuer une des caractéristiques premières du modèle « tout SEO » : le SEO est une activité qui profite plus aux sites de meilleure qualité qu’à ceux de faible qualité car il agit comme un amplificateur de la valeur intrinsèque des sites.
Quel est le raisonnement derrière cette conclusion ? Il est très simple : si un site est de qualité et est poussé par des bonnes actions SEO, il capte les utilisateurs qui sont contents et vont aller sur le site. En revanche si un site spammy rank bien grâce à du SEO, les utilisateurs ne s’y tromperont qu’en partie et migreront vers le SEA qui est équilibré en terme de ROI donc plus qualitatif. La valeur « organique » est donc plus captée par les bons sites organiques qui font du SEO que par les mauvais. Dans ce cas le SEA est un facteur d’équilibrage qui profite à l’utilisateur du moteur.
1er enseignement : le SEA apporte de la valeur aux utilisateurs d’un moteur au niveau des résultats organiques.

Le moteur et ses utilisateurs n’ont pas forcément une grande convergence d’intérêt : si les résultats organiques sont très bons alors le taux de clic sur les annonces va baisser, ce qui rapportera moins au moteur. La théorie prouve assez facilement que la meilleure stratégie du moteur est d’avoir la qualité juste suffisante pour satisfaire ses utilisateurs mais pas plus.
Encore plus amusant, l’article [4] conclut que si les sites sur une requête sont de qualité très hétérogènes la meilleure stratégie du moteur est de les classer selon la qualité (décroissante), mais que si ils sont tous de qualité similaire le mieux est de placer aléatoirement les meilleurs.
2eme enseignement : pour favoriser ses profits le moteur a intérêt à fournir des résultats organiques de qualité intermédiaire.

Un des résultats les plus importants de tous est sans doute très méconnu des SEOs, et peut-être aussi des SEAs d’ailleurs. Vous êtes vous demandé comment les enchères sur les ads fonctionnaient ? Google explique bien le second prix, le quality score, etc. Mais il y a une variable d’ajustement très concrète : l’enchère minimale. Si le trafic organique et le SEO prend le pas sur le SEA, le moteur peut baisser l’enchère minimale, ce qui transférera du budget sur le SEA, diminuera la qualité des résultats en laissant le champ libre aux spammeurs sur le SEO, et donc augmentera mécaniquement le CTR sur les ads (cf point précédent).
3eme enseignement : le taulier c’est le moteur car c’est lui qui fixe réellement le range de prix des enchères.

Et si il y avait plusieurs moteurs ?

L’article [3] est réellement très intéressant et aborde différents aspects de cette problématique. Tout d’abord il montre que dès qu’un moteur de recherche a des résultats organiques significativement meilleur qu’un autre il va directement lui prendre ses utilisateurs car le coût de switch d’un moteur à l’autre est marginal. Cela veut dire que si il n’y a pas d’entente (illégale) entre les moteurs pour fournir la même qualité de résultat, alors on arrivera toujours dans une situation de quasi-monopole où le « winner takes all ».

Ensuite, comme le SEA rapporte d’autant plus à un moteur que les résultats organiques sont de qualité moyenne, il y a une forte incitative à s’entendre entre moteurs pour ne pas pousser trop la qualité, mais comme c’est illégal on aboutira toujours à des étapes de concentration avec in fine très peu de moteurs (dont un avec la plupart du marché donc).

Quasi-monopole du meilleur, peu d’autres acteurs qui n’ont plus d’enjeu sur la qualité et qui donc vont devoir maintenir une qualité moyenne pour tirer le maximum de revenu SEA du petit nombre d’utilisateurs qu’ils auront réussi à garder. Tout cela veut dire qu’un écosystème de moteurs de recherche monétisé par des résultats sponsorisés est mécaniquement un très bon moteur qui a la majorité du marché, et des plus petits moteurs qui ont de résultats médiocres (enfin significativement moins bon que le leader). Est-ce que cela vous rappelle une situation existante ?

Quelle stratégie adopter en terme de SEM ?

Vous l’avez compris avec ces quelques résultats (il y en a plein de ce type, mais mon but n’est pas d’écrire un livre sur le sujet), il y a une multitude de stratégies possibles. Si vous êtes une grande marque avec un site performant sur Google vous avez intérêt à faire du SEA et du SEO pour saturer le marché. Si vous êtes un acteur de plus petite taille ou que faire du SEA n’est pas une option à cause des CPC minimum, une stratégie brutale tout SEO vous permettra de prendre plus que ce que vous méritez réellement (mais vous le savez déjà).
Mais surtout, il existe une stratégie sur les moteurs « secondaires » : comme ils sont moins bons ils ont une surface de marché plus petite, donc des enchères sur les ads plus basses, alors même que leurs utilisateurs achètent les mêmes choses : le ROI y sera donc potentiellement meilleur une fois absorbé le coût fixe de gestion des ads (coucou le réseau Bing Ads qui couvre plus que Bing). Sur ces moteurs, il n’y a pas de SEO non plus, mais il y a du trafic, quand un moteur a 4-5% du marche sur une requête, ça peut valoir le coup, ou pas, à vous de voir.

Enfin, il y a souvent un argument qu’on entend un peu partout : je suis déjà 1er sur Google sur le search, pour moi pas besoin de faire du SEA. Peut-être avez vous dit cela d’ailleurs ? L’article [2] vous donne tort, ceux qui sont bons sur le SEO et donc avec des bons positionnements, et qui font du SEA aussi, voient leurs revenus augmenter de 4 à 6% par rapport à ne pas faire du SEA, selon cet article (qui date de 2010 par contre).

Le rapport avec Babbar et yourtextguru ?

Faire du bon SEO est utile, et pour ça il faut les meilleurs outils, si ça ça n’est pas une belle incitation à aller voir babbar.tech et yourtext.guru alors je ne m’y connais pas 😉

Références

[1] Berman, R., & Katona, Z. (2013). The role of search engine optimization in search marketing. Marketing Science, 32(4), 644-651.

[2] Yang, S., & Ghose, A. (2010). Analyzing the relationship between organic and sponsored search advertising: Positive, negative, or zero interdependence?. Marketing science, 29(4), 602-623.

[3] Taylor, G. (2013). Search quality and revenue cannibalization by competing search engines. Journal of Economics & Management Strategy, 22(3), 445-467.

[4] Chen, Y., & He, C. (2011). Paid placement: Advertising and search on the internet. The Economic Journal, 121(556), F309-F328.

Image by Bill Oxford